Est-il possible d’être, à la fois, « à la retraite » et « en vacances » ? Le rapprochement suscite un certain malaise, comme s’il y avait une sorte d’incongruité à parler de « vacances » pour les « retraités ». La retraite n’est-elle pas déjà une période de « grandes vacances » ? D’un autre côté, peut-il vraiment y avoir des « vacances » au sein d’une existence tout entière dédiée au loisir ? Jean-Didier Urbain se demande ainsi « comment nommer un territoire réservé à ceux qui ne font (plus) rien si le concept de vacances se définit par rapport à celui de travail ? », ce qui l’amène à conclure que « les vieux (…) sont de faux vacanciers ». Un autre auteur affirme, lui, que si « chez les actifs, les vacances marquent une certaine rupture par rapport aux différents moments de la vie quotidienne, cette rupture n’existe plus chez le retraité qui est en vacances perpétuelles ». Comme l’observe aussi l’un des retraités que nous avons rencontrés au cours de cette recherche, M. Santo, « quand vous êtes en retraite et que vous dites que vous partez en vacances, les gens vous disent “Mais, vous êtes en vacances toute l’année !” ». Ainsi, les retraités semblent naviguer entre le statut de « faux vacanciers » et celui, tout aussi étrange, d’« éternels vacanciers ».
2. Cette difficulté à penser le rapprochement entre les deux notions de « vacances » et de « retraite » renvoie, nous semble-t-il, à un double raison. La première tient à la conception des vacances qui sous-tend les propos que nous avons rapportés : les vacances sont appréhendées en opposition avec le travail, comme un moment de rupture avec l’activité professionnelle. Comme l’écrit Edgar Morin, les vacances « représentent le temps vraiment vivant, vraiment vécu, par rapport au temps sclérosé et exsangue de l’année de travail » . Une telle définition des vacances les rend incompatibles avec la retraite, à moins qu’elle les y dissolve : une première lecture estime, en effet, qu’après la cessation d’activité professionnelle, les vacances n’ont plus lieu d’être puisque le travail a disparu et, donc, que les vacances ne peuvent plus se loger dans ses interstices ; à l’opposé, une seconde approche considère qu’elles deviennent alors illimitées et se confondent avec la retraite qui, elle aussi, se définit comme une période de non-travail, ce qui amène à soutenir que la retraite constitue une forme particulière de vacances, de « grandes vacances ». Il est cependant une autre manière de définir les vacances, qui permet de les associer différemment avec la retraite : en les appréhendant de façon plus large, comme rupture avec la vie quotidienne (et non plus seulement avec l’activité de travail). Dès lors, il devient concevable de prendre des vacances pendant sa retraite : il suffit pour cela de rompre avec ses activités habituelles – ce que permet le déplacement touristique.
3. Une seconde raison explique aussi la difficulté à penser ensemble la retraite et les vacances : l’absence de prise en compte du rapprochement entre ces deux formes de non-travail qui s’est progressivement opéré au cours du temps. L’avènement des vacances et la naissance de la retraite constituent en effet deux processus sociaux contemporains l’un de l’autre qui, chacun creusant son propre sillon, se sont néanmoins rencontrés à plusieurs reprises. De ces rencontres, on peut retenir trois moments.
4. Le premier moment se situe dans les années 1930, lorsqu’émerge, timidement encore, limitée à l’époque essentiellement aux anciens salariés de l’État, la figure du « retraité », et que se développent les premiers mouvements revendicatifs qui visent à défendre les intérêts de cette nouvelle catégorie sociale. Élise Feller, qui a retracé avec minutie l’histoire de la vieillesse en France entre 1900 et 1960, note ainsi l’apparition, dans les journaux lancés dans les années 1930 par des associations de retraités, de publicités émanant de compagnies d’autocars qui proposent des circuits touristiques ou gastronomiques. Elle souligne également que ces mouvements de retraités ont soutenu les mesures prises par le Front Populaire en faveur du temps libre : c’est ainsi que « dans Le Journal des Retraités, décembre 1936, non seulement on se félicite des quarante heures et des congés payés, mais on revendique des voyages de vacances à tarifs réduits pour les retraités, en se hasardant à imaginer “l’extension des pensions de retraite à tous les retraités” ». Enfin, c’est d’une autre manière encore que les vacances pénètrent l’univers des plus âgés : par le biais des « grandes vacances » des petits-enfants, qui se développent dans les années 1920 et qui, à partir des années 1930, se trouvent fréquemment évoquées dans la littérature pour la jeunesse.
5. Après la Seconde Guerre mondiale, pendant les Trente Glorieuses, un second rapprochement s’opère entre les vacances et la retraite. Il se produit lorsque la politique de la vieillesse prend, à la suite du rapport Laroque de 1962, une nouvelle orientation et se montre désormais soucieuse de l’insertion sociale de la population âgée. C’est à ce moment qu’émerge la catégorie de « troisième âge », qui véhicule une éthique activiste de la retraite et qui définit les premières années de retraite comme une « nouvelle jeunesse », les arrachant à la vieillesse. Diverses activités se trouvent alors proposées aux retraités afin que leur « disponibilité sans point d’application trouve un débouché : « clubs du troisième âge », « universités du troisième âge » (la première ouvre à Toulouse en 1973) ou encore « voyages pour le troisième âge ». L’invitation au voyage adressée au « troisième âge », dont nous avons noté les linéaments au cours des années 1930, se fait alors plus insistante et va connaître un succès massif, devenant peu à peu une composante incontournable du nouvel art de vivre à la retraite qui s’impose alors. Le succès rencontré par ces voyages s’explique en particulier par le rôle moteur joué par les caisses de retraite, notamment les régimes complémentaires. En effet, bénéficiant de fonds importants au cours de cette période de montée en charge des régimes de retraite et placées en situation de concurrence les unes par rapport aux autres, elles ont développé, par l’intermédiaire de leur fonds d’action sociale, divers services qui leur ont servi d’arguments dans la conquête de nouveaux marchés. De ces services, l’ouverture de centres de vacances et l’organisation de voyages sont emblématiques. Ainsi, comme l’écrit Rémi Lenoir, « le marché des “vacances du troisième âge” ne se serait sans doute pas autant développé (…) s’il n’était largement subventionné notamment par les caisses de retraite complémentaires ».
6. Enfin, une troisième période s’ouvre dans les années 1980. Désormais, les régimes de retraite ont terminé leur « montée en charge » et versent de plus en plus souvent des pensions à taux plein. Les priorités des caisses de retraite évoluent avec le vieillissement de la population âgée : de nouvelles orientations pour leur action sociale se font jour, qui concernent notamment la prise en charge de la « dépendance », et l’action qu’elles mènent en faveur des vacances n’a plus désormais la même importance. Quant aux retraités, ils ne sont plus les « économiquement faibles » qu’ils étaient au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Leurs revenus sont, en moyenne, aussi élevés que ceux des actifs, et les nouvelles cohortes qui arrivent à la retraite sont plus à l’aise économiquement et en meilleure santé que leurs devancières. Et ces nouvelles générations de retraités ont aussi pris l’habitude de partir en vacances, par eux-mêmes, au cours de leur vie active. Désormais, certains analystes vont même jusqu’à associer « naturellement » retraite et voyages, tel Robert Rochefort qui affirme que la cessation d’activité « est la fin de ce terrible dilemme : avoir du temps et de l’argent. On dispose enfin des deux à la fois. La retraite est donc naturellement le moment des voyages. À peine l’un terminé, arrive aussitôt la préparation du suivant ! ». Et c’est dans le même esprit que nombre de professionnels du tourisme parient aujourd’hui sur l’appétit de vacances des « seniors » – catégorie nouvelle, qui se substitue aujourd’hui à celle de « troisième âge » qui paraît désormais un peu datée et a perdu beaucoup de sa fraîcheur.
Source: Presses universitaires du Septentrion, Vincent Caradec, Ségolène Petite et Thomas Vannienwenhove, 2007