Quand les octogénaires ont encore la tête au travail

Ils ont 80, 83 et même 85 ans. Et ne leur demandez pas de rester à la maison pour couler des jours tranquilles! Ce qu’ils aiment, c’est leur travail, leurs collègues et leur passion. Incursion dans le quotidien de quatre octogénaires… encore motivés par leur boulot.

 

Luigi Broccoli en a fait, des coupes de cheveux, dans sa vie. Né en Italie, il est passé par la Suisse avant d’arriver dans un Québec en pleine ébullition, en 1963. Il a fait cliqueter ses ciseaux durant 13 ans à côté de l’ancien Forum, au centre-ville de Montréal.

Les joueurs du Canadien venaient après la pratique. J’ai coupé les cheveux de Scotty Bowman, Serge Savard, Réjean Houle, Ken Dryden… C’était dans le bon vieux temps, dans le temps où l’équipe gagnait des coupes Stanley, rigole-t-il.

Puis, en 1975, il a acheté son salon de coiffure, rue Monselet, à Montréal-Nord. De belles années où se sont succédé les clients fidèles. À 83 ans, droit comme une barre et mains encore agiles, Luigi impressionne par sa solidité.

J’aime encore mon métier, et si je devais revenir sur Terre, je le ferais de nouveau. Peut-être différemment, mais c’est un métier très agréable. Je suis encore en forme, la main ne shake pas, les clients m’aiment encore, dit-il, le regard rieur.

 

Autour de lui se trouvent des objets de toute une vie professionnelle. Une vieille caisse enregistreuse, un cadre avec un poisson qui chante Don’t worry, be happy, des figurines de Mario et Luigi, une machine à mousse chaude…

Mais il y a aussi des photos et des images à la gloire de la Squadra Azzura, l’équipe nationale italienne de soccer.

Je suis venu au monde avant la guerre et j’ai fait mon chemin. J’ai travaillé tout le temps, tout le temps.

Une citation deLuigi Broccoli, barbier

Un de ses clients, Jocelyn Viel, fréquente le salon depuis des décennies. Il ne changerait jamais d’établissement, à l’ambiance figée dans le passé. Comparativement aux salons d’aujourd’hui, il y a une histoire, ici. Luigi, il conte des histoires, il fait rire, il est confidentiel, estime ce client à la moustache pointée vers le haut.

Pas de retraite à l’horizon

Visiblement, Luigi Broccoli a encore beaucoup de plaisir à accueillir ses clients. Rester à la maison? Très peu pour lui. Le travail, c’est la santé, affirme-t-il. Je suis encore en forme, je n’ai pas mal aux jambes, pas mal aux bras, je suis chanceux là-dessus, merci mon Dieu, lance-t-il.

Combien de temps voulez-vous faire cela encore? lui demande-t-on. Peut-être deux ou trois ans encore, je ne sais pas. J’ai encore du fun, répond-il.

Au détour d’une conversation, Luigi confesse qu’il aurait aimé voir ses enfants ou ses petits-enfants prendre le relais.

Ils n’ont pas voulu suivre mes traces. Mais chaque métier a ses inconvénients. Le soir, on soupe plus tard, le samedi, on travaille aussi, mais c’est un métier honorable, tu ne meurs jamais de faim. Il y a toujours des gens qui ont besoin d’une coupe de cheveux, souligne-t-il.

En 2011, il a plutôt vendu son salon à Brahim El Jaouhari, un Marocain d’origine qui a tout appris de son mentor. Les deux hommes, très complices, travaillent ensemble depuis un peu plus d’une décennie.

Moi, je suis arrivé ici et j’étais tout seul, alors c’était lui, ma famille, Luigi et sa femme Maria. C’était plus qu’un patron, c’était mon père.

Une citation deBrahim El Jaouhari, propriétaire du salon Luigi

Toutes ces années, Luigi a transmis sa passion de la coiffure et du service à la clientèle à Ibrahim, un savoir-faire qu’il met en pratique tous les jours. J’ai tellement appris avec lui, j’essaie maintenant d’honorer son travail, admet Brahim humblement.

 
 

C’est une main-d’œuvre qui est fiable et elle peut faire des transferts de connaissances. C’est une situation gagnant-gagnant pour les employeurs et les travailleurs, croit Gisèle Tassé-Goodman, présidente du Réseau FADOQ, en entrevue à Radio-Canada.

Selon la campagne de sensibilisation La compétence n’a pas d’âge, qui est appuyée financièrement par le gouvernement du Québec et qui milite pour que davantage d’aînés réintègrent le marché du travail, cette relation entre les aînés et les plus jeunes est un avantage indéniable.

Cette dynamique va des deux côtés : les aînés apprennent des plus jeunes et vice-versa. Ça aide aussi à lutter contre ce qu’on appelle l’âgisme, une discrimination vis-à-vis de l’âge. Des milieux de travail qui sont en mesure de créer cette dynamique voient clairement des bienfaits, assure Éric Sedent, consultant à La compétence n’a pas d’âge.

Plombier et passionné

C’est ce qui a notamment motivé Robert Desjardins à rester sur le marché du travail. Après une carrière comme plombier, il s’ennuyait à la maison et il a décidé de travailler chez Rona il y a plus de 20 ans. À un moment donné, tu tournes en rond, tu vas magasiner, tu achètes des choses dont tu n’as pas besoin. Donc, je me suis dit : je vais essayer de me trouver une job, explique-t-il.

À 80 ans, il connaît tout des tuyaux et de la plomberie, un atout essentiel pour les clients qui ne savent pas toujours où donner de la tête. Il a participé à l’ouverture du Rona situé sur le chemin de Touraine à Boucherville en 2003. Depuis, il est devenu une figure habituée de l’endroit.

J’aime ça, je me suis fait des amis ici. Il y a des gens qui viennent depuis longtemps et je leur dis : « Appelle-moi pas monsieur, appelle-moi Robert. »

Une citation deRobert Desjardins, employé chez Rona

Demeurer debout toute la journée, parcourir les longues allées de la quincaillerie, répondre aux questions des clients, rien de cela ne semble déranger l’octogénaire. Lors du passage de Radio-Canada, Robert est constamment sollicité, ce qui lui plaît à l’évidence.

 

Ça ne fait pas mourir, ça ne fait pas mourir, insiste-t-il. Au contraire, ça tient en forme, tu es debout, tu marches, tu te déplaces, c’est toujours de quoi de nouveau.

D’ailleurs, Rona mise énormément sur ces travailleurs expérimentés. L’entreprise est en campagne de recrutement pour trouver des passionnés, jeunes et moins jeunes.

On veut avoir en magasin des gens qui vont vraiment aider nos clients : d’anciens plombiers, d’anciens électriciens, des gens de maçonnerie, des passionnés de leur domaine, explique Marc Larouche, directeur de l’acquisition de talents chez ce quincaillier.

Les travailleurs âgés connaissent bien leur section. Ils accompagnent les clients, mais ils peuvent aussi aider les plus jeunes employés : c’est une bonne école pour eux, poursuit-il.

De plus en plus d’aînés au travail

En 2005, la population active âgée de plus de 60 ans représentait 207 000 personnes au Québec. Avec l’espérance de vie qui augmente et la courbe démographique plus importante pour ce groupe d’âge, ce chiffre a bondi à 515 000 en 2021. Le taux des 70 ans et plus dans cette tranche de la population active a aussi augmenté, passant de 8 % à 12 % au cours de la même période, selon l’Institut de la statistique du Québec.

Selon la campagne de sensibilisation « La compétence n’a pas d’âge », les raisons pour rester ou pour revenir au travail sont diverses. Il y a les besoins financiers et matériels : certains veulent garder un certain niveau de vie ou l’augmenter. Mais il y a aussi les besoins psychosociaux comme continuer à se sentir utile et mettre à profit ses compétences et ses connaissances. Plusieurs veulent aussi garder un réseau social, explique le consultant Éric Sedent.

Employeurs flexibles

D’ailleurs, de plus en plus d’employeurs décident de se tourner vers ce bassin de nombreux travailleurs. Le Conseil du patronat du Québec (CPQ) a récemment lancé un guide à l’intention des entreprises afin d’attirer ou de retenir les aînés dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre.

Cette initiative, appuyée par le gouvernement caquiste, suggère d’offrir du télétravail, d’adapter les postes de travail ou de proposer un horaire à temps partiel. Il faut comprendre qu’il y a des bénéfices. Mais les employeurs doivent être flexibles et proposer des semaines de travail allégées, explique Gisèle Tassé-Goodman, du Réseau FADOQ.

C’est ce que la boulangerie Première Moisson a proposé à Gaston Morin, un résident d’Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal, qui aura 80 ans dans quelques mois. L’aîné, casquette vissée sur la tête, a fait cent métiers… de professeur à fleuriste.

Je fais une demi-heure le matin pour préparer la salle. Le midi, c’est de 11 h à 14 h. Ça fait 17-20 heures par semaine, détaille-t-il.

 

Pour lui, ce revenu supplémentaire n’était pas nécessaire. Mais Gaston voulait sortir de la maison, être dans le mouvement de la vie et profiter de l’effervescence du marché Maisonneuve, un des plus beaux endroits de Montréal, selon lui.

Quand je suis arrivé ici, j’ai dit au boss : « Paie-moi comme tu veux, je m’en fous. Pourvu que je sois ici. »

Une citation deGaston Morin, employé chez Première Moisson

L’homme fait de tout dans la journée. Il défait des boîtes, s’occupe des déchets, place le chocolat de Pâques sur les étalages, dessert la vaisselle, puis l’apporte à la plonge, à l’arrière du commerce, où il s’est fait plusieurs amis. Hey, Gaston, you’re my number one, lui lance un travailleur d’origine latino, les deux mains dans l’eau de vaisselle.

Passer des journées tout seul à la maison, ça vient plate, tandis qu’ici, tu connais du monde. Je connais tout le monde, insiste-t-il.

Garder la forme

Yolande Chartier ne se voyait pas non plus passer des jours entiers à la maison. À 85 ans, cette courtière en immobilier va à son bureau de Remax… sept jours par semaine depuis 29 ans. Moi, le matin, ce n’est pas un sacrifice de venir au bureau. Je me dépêche de finir mes choses chez nous pour venir plus rapidement, reconnaît la dame, une véritable force de la nature.

Cette aînée se déplace plus lentement qu’avant en raison d’une attaque de chien qui l’a rendue plus fragile physiquement. Son chiropraticien lui a alors conseillé de continuer à travailler pour ne pas dépérir.

Ils ne peuvent plus rien faire sur le plan médical et si je ne bouge pas assez, si je ne monte pas des marches, mon dos va avoir trop d’arthrose et d’arthrite et je vais être en chaise roulante. Et ce n’est pas ce que je veux, raconte-t-elle.

L’octogénaire se rend encore fréquemment sur le terrain. Cependant, elle prend désormais des mandats avec un autre collègue afin d’assurer une certaine paix d’esprit aux clients. Je ne prends plus de contrats de courtage seule, parce que je me dis qu’à mon âge, on ne sait jamais. S’il m’arrivait quelque chose… Les clients sont sécurisés, affirme-t-elle.

Cette femme de 85 ans est encore bien active. Lorsque Radio-Canada l’a rencontrée dans son bureau de LaSalle, à Montréal, elle avait un horaire bien serré et a dû se rendre à une conférence du chef de police Fady Dagher tout de suite après l’entrevue.

On me dit : « T’es folle, t’as pas besoin d’argent. » Je me fais dire plein de choses… « Pourquoi tu continues à travailler? » « Tu pourrais faire autre chose, tu pourrais faire du bénévolat. » Mais j’aime ça!

Une citation deYolande Chartier, courtière en immobilier

Je me dis, la vie m’amène ce dont j’ai besoin. À un moment donné, rendue à mon âge, je vais arrêter un jour, mais je ne sais pas quand. Je ne pense même pas à ça, ajoute-t-elle.

Les gouvernements pourraient en faire plus

Si travailler quelques heures par semaine est bon pour le moral et pour le corps, cela n’apporte pas toujours un avantage financier considérable, confirment cependant tous les aînés rencontrés.

Ma comptable n’est pas contente, elle voudrait que j’arrête de travailler. Car je fais juste monter mon palier d’imposition. Donc, c’est comme si je faisais du bénévolat. Mais c’est ma passion de vendre des maisons, tranche Yolande Chartier.

 

Même son de cloche pour Gaston Morin, de Première Moisson. On ne fait pas cela pour l’argent. L’année passée, à ma grande surprise, j’ai payé pour la première fois de l’impôt au fédéral [depuis longtemps], fait-il remarquer.

Quant à Robert Desjardins, ce revenu supplémentaire lui permet surtout de payer ses déplacements. C’est sûr que le gouvernement vient en chercher un peu dans nos poches. Mais disons que ça en vaut la peine. Ça paie le gaz, dit-il en riant.

Cette année, certains changements ont été apportés à la Régie des rentes du Québec (RRQ). À partir de 65 ans, les aînés peuvent arrêter de cotiser, ce qui leur permet d’en garder un peu plus dans leurs poches. Pour moi, ça va représenter environ 6000 $. C’est quand même bon, analyse Yolande Chartier.

Le gouvernement du Québec a aussi créé un crédit d’impôt pour le prolongement de carrière, ce qui contribue à réduire l’impôt à payer. Mais le milieu attend une mesure similaire du fédéral.

Si Ottawa [mettait en œuvre] sa promesse de créer ce même crédit d’impôt, on verrait plus d’aînés retourner sur le marché du travail. Il y en a qui attendent après cela depuis longtemps, assure Gisèle Tassé-Goodman, de la FADOQ.

 

Yolande Chartier est d’accord. Plusieurs de ses amis pourraient faire le saut si les incitatifs étaient plus nombreux. Il faudrait que le gouvernement passe des lois pour encourager les personnes âgées à continuer à travailler, estime-t-elle.

Davantage de mesures sont attendues, certes, mais l’appât du gain est loin d’être la priorité lorsqu’on travaille après 80 ans, nous ont confirmé tous ces passionnés. Je n’ai pas besoin de cela. Je ne suis pas riche, mais j’ai fait ma vie avec cela et je suis content, confie le coiffeur Luigi.

Néanmoins, selon la campagne La compétence n’a pas d’âge, il ne faut pas sous-estimer les avantages financiers d’un revenu supplémentaire. Il faut déconstruire le mythe que ce n’est pas payant de rester au travail. Ce n’est pas vrai, assure M. Sedent en citant une étude de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke.

Dans un cas de figure, une personne seule de 67 ans qui toucherait un salaire annuel de 10 000 $ (plus ses prestations du fédéral et du RRQ) verrait ses revenus passer de 22 648 $ à 29 964 $.

Et pour les aînés plus pauvres?

Si les quatre aînés rencontrés se sont dits en bonne situation financière, ce n’est pas le cas de tous.

Selon une étude de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), près de 410 000 personnes âgées de plus de 65 ans n’ont pas un revenu considéré comme étant viable.

La FADOQ milite pour davantage d’aide aux aînés en situation de précarité financière, une situation qui s’est dégradée avec l’inflation.

Ce qui est problématique, c’est lorsque les aînés doivent absolument rester sur le marché du travail, que ça devient une nécessité pour subvenir à leurs besoins de base. On sait d’ailleurs qu’une personne qui touche la sécurité de la vieillesse et le supplément de revenu garanti vit sous le seuil de la pauvreté, explique Mme Tassé-Goodman.

Source: Olivier Bourque, Radio Canada, mars 2024

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